Mots

Ce cadavre est exquis...

Jeudi 14 octobre 2010 à 23:00

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Mon résumé : Oran, ville d'Algérie à l'époque française, dans une réalité parallèle est envahie par la peste. La ville se ferme, les habitants sont prisonniers d'eux-mêmes. L'histoire nous est contée par un mystérieux narrateur qui adopte plusieurs point de vue. (Résumé sobre pour un récit sobre.)

Mon avis : J'avais entendu beaucoup de bien de ce roman et même d'Albert Camus en général. Mon avis est... mitigé. J'ai trouvé l'histoire exagérément longue fourmillant de détails que je trouve inutiles mais qui donnent, cependant, le réalisme désiré au roman. L'histoire est en effet présenté sous la forme d'un journal, d'une chronique, retraçant les différentes étapes de la peste. Le narrateur intervient cependant assez peu, il laisse parler l'histoire.
Nous suivons le Dr Rieux, un docteur humaniste qui, malgré son envie de vaincre la peste, est très calme et fataliste. Il est conscient que la peste est quelque chose qui le dépasse, cependant il refuse d'admettre que cela vient de Dieu comme le prétend le prêtre Paneloux. Son stoïcisme grandit avec la peste, on peut même le croire insensible : "On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile". Il reste malgré tout un personnage attachant, résistant, qui refuse de se voiler la face. Etant le protagoniste de l'histoire, on peut se demander si Rieux n'est pas Camus lui-même.
Le roman nous donne aussi à voir le carnet de bord de Tarrou, un homme mystérieux, second personnage principal, qui devient rapidement l'ami de Rieux. Au début, c'est un personnage très obscure, puis très vite, il devient attachant. Son histoire est émouvante : petit, son père, avocat, a condamné à mort un homme. Depuis, ce jour, traumatisé, il veut devenir un "saint". C'est pour cela qu'il entreprend la révolte contre la peste : en sauvant des vies, il compense la mort du condamné.
Rambert, lui, est un journaliste, enfermé contre son gré dans la ville maudite. Il est montré comme jeune, aimable et très impulsif. Il cherche par tous les moyens à sortir de la ville pour rejoindre sa femme. Lâcheté ou amour, la question se pose. Cependant, il devient très vite l'ami de Rieux et Tarrou et décide finalement de les rejoindre dans leur combat contre la peste (par dépit ?). Nous suivons aussi l'histoire de deux voisins, aux caractères opposés.
Grand est un homme assez timide et peu débrouillard. Il est "insignifiant". Il ne sait pas s'exprimer, il ne "trouve pas ses mots". Pour combattre ce défaut, il décide d'écrire un livre : durant tout le roman, il écrit et réécrit la première phrase en vain. Son combat, apparemment anecdotique à côté de celui contre la peste, le rend très attachant. Je dirais même que c'est mon personnage préféré, il apporte de l'humour et de la naïveté à un roman relativement sombre. La fameuse phrase (au début du roman et par la suite, maintes fois modifiée) : "Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne." Le fait qu'il modifie sans cesse les adjectifs et les mots pour trouver les bons rappellent le travail de Flaubert qui pouvait passer plusieurs semaines pour trouver LE mot. Grand aide aussi Rieux et Tarrou dans leur combat.
Au début du roman, il sauve son voisin, Cottard (je l'aurais plutôt appelé Connard moi), qui voulait se pendre. Celui-ci est mêlé à une sombre affaire de je-ne-sais-plus-quoi avec la police. Persuadé de finir en prison, il avait préféré se donner la mort... jusqu'à ce que la peste s'emmêle. La police est, en effet, bien plus occupée et n'a pas le temps de régler des délits. La peste profite donc, seulement, pour Cottard, qui se réjouit de cette situation. Il incarne l'égoïsme qui préfère son propre intérêt à ceux de milliers d'autres. Malgré tout, il n'est pas inhumain et insensible. Il finira cependant mal...
Comme on peut le voir, ces personnages principaux représentent tous des valeurs, ils sont chacun l'allégorie d'un état d'esprit, d'une philosophie. On remarquera cependant l'absence de figure féminine dans le combat contre la peste, sûrement pour ne pas introduire la tentation charnelle dans un livre tout de même solennel. La femme n'est pas non plus absente, elle est évoquée pour faire naître la nostalgie et pour se poser des questions sur l'amour, l'oubli, le temps, l'éloignement... Par exemple, le femme de Rieux, décrite comme très faible, est dans un centre hors de la ville pour la guérir d'une maladie, Rieux est nostalgique mais essaie de ne pas se laisser aller, son absence il devra même la supporter après que la peste soit finie... Quant à Rambert, il aime sa femme, mais oublie son visage jusqu'à l'abstraction, ce qui fait naître chez lui une angoisse. Se pose alors la question de l'oubli.
Certains parlent de ce récit comme d'une allégorie du nazisme et de la résistance, je suis assez d'accord dans l'ensemble.
J'ai trouvé ce roman long, voire interminable. Plusieurs raisons à cela : les caractères sont minuscules, ce qui est assez fatiguant, et le récit est objectif, trop objectif. La chronique est une constatation de faits, on pourrait croire que l'histoire est écrite par un historien. Seuls quelques passages ont un caractère plus "humains", notamment avec Tarrou.
Conclusion : Un récit sombre qui explore l'âme humaine face à la mort. Je ne suis pas emballé mais je n'ai pas détesté non plus. J'aurais aimé un récit avec un peu plus de fantaisies et d'espoir. C'est intéressant de le lire avec l'allégorie du nazisme en tête : cela donne une nouvelle ouverture au texte.
Ma note : 13/20.

Morceau choisi : Penser

 Oui, ils avaient tous l'air de la méfiance. Puisqu'on les avait séparés des autres, ce n'était pas sans raison, et ils montraient le visage de ceux qui cherchent leurs raisons, et qui craignent. Chacun de ceux que Tarrou regardait avait l'œil inoccupé, tous avaient l'air de souffrir d'une sépara- tion très générale d'avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils ne pouvaient pas toujours penser à la mort, ils ne pensaient à rien. Ils étaient en vacances. « Mais le pire, écrivait Tarrou, est qu'ils soient des oubliés et qu'ils le sachent. Ceux qui les connaissaient les ont oubliés parce qu'ils pensent à autre chose et c'est bien compréhensible. Quant à ceux qui les aiment, ils les ont oubliés aussi parce qu'ils doivent s'épuiser en démarches et en projets pour les faire sortir. A force de penser à cette sortie, ils ne pensent plus à ceux qu'il s'agit de faire sortir. Cela aussi est normal.
Et à la fin de tout, on s'aperçoit que personne n'est capable réellement de penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penser réellement à quelqu'un, c'est y penser minute après minute, sans être distrait par rien, ni les soins du ménage, ni la mouche qui vole, ni les repas, ni une démangeaison. Mais il y a toujours des mouches et des démangeaisons. C'est pourquoi la vie est difficile à vivre. Et ceux-ci le savent bien. »

Lundi 25 octobre 2010 à 18:30

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Challenge ABC : 1er livre lu

Résumé : Sur un paquebot vont s’opposer deux champions d’échecs que tout sépare : le champion en titre, d’une origine modeste mais tacticien redoutable, et un aristocrate qui n’a pu pratiquer que mentalement, isolé dans une geôle privée pendant la répression nazie.

Mon avis : Cette petite nouvelle, lue dans le cadre du Challenge ABC, m'a beaucoup plu, contrairement à ce que je pensais. J'ai longtemps pratiqué les échecs, j'aime ce jeu, mais je pensais qu'un récit entièrement consacré à cela serait quelque peu ennuyeux. Il n'en est rien. Le récit va bien au-delà du jeu, il s'intéresse aux joueurs, à leur psychologie et à leur histoire. Les personnages sont intéressants et atypiques. L'action n'est pas intense, le récit est plutôt situé dans le passé. La fin est assez surprenante.
Conclusion : Une bonne surprise, une nouvelle émouvante et agréable à lire.
Ma note : 16/20.

Morceau choisi : Le narrateur est retenu - pour des raisons qui lui échappent - dans une chambre d'hôtel, sans aucune occupation. Il réussit à voler un livre dans la poche de son gardien : il s'agit d'un traité d'échecs.
Grâce au ciel, je m'avisai que mon drap de lit était grossièrement quadrillé. Plié avec soin, il finit par faire un damier de soixante-quatre cases. Je cachai alors le livre sous le matelas, après en avoir arraché la première page. Puis je prélevai un peu de mie sur ma ration de pain et j'y modelai des pièces, un roi, une reine, un fou et toutes les autres. Elles étaient bien informes, mais je parvins, non sans peine, à reproduire sur mon drap de lit quadrillé les positions que présentait le manuel. Néanmoins, lorsque je tentai de jouer une partie entière, j'échouai d'abord les premiers jours, à cause de mes ridicules pièces en mie de pain que j'embrouillais continuellement, parce que je n'avais pu mettre sur les "noires" que de la poussière en guise de peinture. Cinq fois, dix fois, vingt fois, je dus recommencer cette première partie. Mais qui au monde disposait de plus de temps que moi, dans cet esclavage où me tenait le néant, qui donc aurait pu être plus avide et plus patient? Au bout de six jours, je jouais déjà correctement cette partie; huit jours après, je n'avais plus besoin des pièces en mie de pain pour me représenter les positions respectives des adversaires sur l'échiquier. Huit jours encore, et je supprimais le drap quadrillé. Les signes a1, a2, c7, c8 qui m'avait paru si abstraits au début se concrétisaient à présent automatiquement dans ma tête en images visuelles. La transposition était complète : l'échiquier et ses pièces se projetaient dans mon esprit et les formules du livre y figuraient immédiatement des positions. J'étais comme un musicien exercé qui n'a qu'un coup d'œil à jeter sur une partition pour entendre aussitôt les thèmes et les harmonies qu'elle contient. Il me fallut encore quinze jours pour être en état de jouer de mémoire - ou, selon la formule consacrée, à l'aveugle - toutes les parties d'échecs exposées dans le traité; je compris alors quel inappréciable bienfait ce vol audacieux m'avait valu. Car j'avais maintenant une activité, absurde ou stérile si vous voulez, mais une activité tout de même, qui détruisait l'empire du néant sur mon âme. Je possédais, avec ces cent cinquante parties d'échecs, une arme merveilleuse contre l'étouffante monotonie de l'espace et du temps.

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